MINORITÉS CULTURELLES, RAPPORT

14-11-2009 à 18:33:34
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La genèse et l’expression du multiculturalisme et de l’interculturalité
sont différentes selon l’histoire politique, idéologique et sociale des
pays. Le fait colonial, notamment, est un phénomène qui a notablement
contribué à dessiner la configuration et à organiser la dynamique de la
mosaïque sociale et culturelle en Grande-Bretagne et en France. L’importance
et la diversité des anciennes possessions coloniales de ces
États a, en effet, amené sur leur territoire des populations auparavant
VEI Enjeux, n° 129, juin 2002
Halima BELHANDOUZ (*)
(*) Université de Paris X-Nanterre, département des sciences de l’éducation, secteur
« Crise, école, terrains sensibles » (CREF). Email : halima.belhandouz@u-paris10.fr
Les recherches françaises en interculturalité
questionnent peu les incidences
de l’histoire coloniale sur la
permanence des rapports dominantsdominés.
Une analyse du raccrochage scolaire
dans la formation préparatoire
au DAEU permet de distinguer les
étudiants présents depuis longtemps
en France de ceux qui, arrivés plus
récemment, ont connu dans leur pays
d’origine le processus de réappropriation
identitaire lié à la décolonisation.
MINORITÉS CULTURELLES, RAPPORT
AU SAVOIR DANS L’ÉCOLE FRANÇAISE
ET IMPACT DE L’HÉRITAGE COLONIAL
Le cas des jeunes adultes originaires des « anciennes
possessions françaises » en situation de « raccrochage »
au diplôme d’accès aux études universitaires
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assujetties au cadre de lois coloniales très restrictives à leur égard. À
titre d’exemple, en Algérie coloniale, le « code de l’indigénat » qui permettait
aux juges de paix et aux administrateurs de réprimer sans appel
« les infractions spéciales à l’indigénat » marque ainsi l’inégalité de statut
entre ceux qui étaient désignés comme « citoyens » car de souche
européenne et les « sujets » d’origine indigène. Le Tourneau R. (1962)
dans son ouvrage Évolution politique de l’Afrique du Nord, 1920-1961,
dresse le bilan de cette situation sur le plan social : « On voit en somme
que, d’une part, les indigènes qui, dans la plupart des cas, conservaient
un genre de vie très différent de celui des Européens, étaient soumis à
des dispositions spéciales et autoritaires, et que, d’autre part, l’administration
française et, dans une large mesure, les Français d’Algérie,
avaient la direction des affaires du pays. » Cette situation de grande
inégalité politique et sociale dont les fondements idéologiques s’enracinent
dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle notamment, qui a vu apparaître
la notion de « bon sauvage » à civiliser, a prévalu dans l’ensemble
des territoires sous domination française durant de longues périodes.
Pour forger des habitus de la domination, elle s’est d’ailleurs souvent
appuyée sur l’école comme véhicule de transmission de cette idéologie
(Belhandouz, 1981) (1).
Quatre décennies au moins nous séparent de ce passé colonial en ce
qui concerne l’Afrique. Qu’en est-il actuellement au niveau des images
de soi et des identités sociales parmi les populations longtemps assujetties
qui se sont retrouvées brutalement amenées, après les indépendances,
à cohabiter, dans l’ancienne métropole et dans le cadre d’une
égalité politiquement reconnue, avec leurs anciens « administrateurs » ?
Subsiste-t-il un héritage psychologique et social toujours porteur de
l’ancienne interaction dominants-dominés ? De quel poids pèse-t-il et
quelles incidences a-t-il sur le rapport aux institutions de façon générale
et sur l’interaction sociale ? Notre propos interrogera plus particulièrement
le champ de la scolarité, notamment le rapport de ces populations
anciennement sous domination à l’institution et au savoir scolaires.
Le « traitement » théorique des passés
marqués par la domination
Les chercheurs nord-américains explorent depuis un certain temps
déjà les diverses manifestations des passés de domination au niveau des
comportements sociaux.
John Ogbu (1992), en particulier, exprimait dès les années soixantedix
la particularité de la problématique de l’éducation des jeunes
enfants noirs aux États-Unis. Un des aspects de la complexité du système
de compréhension de cette population se manifeste dans le paradoxe
qu’elle vit « d’une ambition pour un très haut niveau d’étude liée
à de très faibles résultats scolaires ». Une étude faite durant deux
années à Norfolk (de 1968 à 1970) auprès de 730 Noirs, Chinois, Américains
mexicains et enfants blancs du jardin d’enfants à la terminale a
révélé ce phénomène jusque-là « invisible » des approches de la question
éducative des minorités culturelles, à savoir « l’existence et l’intériorisation
d’une théorie du sens commun par les jeunes noirs qui est
fondamentalement rédhibitoire pour les apprentissages dans un système
scolaire destiné à la majorité blanche ». Cette théorie prendrait appui
sur « un sentiment de discrimination institutionnalisée » au niveau de
l’emploi qui les amènerait à ne pas développer une dynamique académique
forte. Elle se surajouterait pour certains enfants noirs à la théorie
de la résistance scolaire (Erickson et Moatt, 1982, in Ogbu) selon
laquelle « les enfants de minorités s’efforcent, consciemment ou inconsciemment,
de conserver leurs propres croyances et comportements culturels
plutôt que d’avoir à accepter les normes et les pratiques de
l’école qu’ils savent très certainement être à la base de l’enseignement
et de l’apprentissage » (Ogbu, 1992).
En France, c’est essentiellement sous l’angle général de la « non-qualification
» sociale et culturelle que les travaux sur l’inégalité du rapport
au savoir s’articulent. Camilleri C. et Vinsonneau G. (1996, 1999), en
particulier, explorent ce paramètre chez les populations appelées de
façon générique « immigrées ».
Dans Psychologie et culture : concepts et méthodes, Vinsonneau
(Camilleri C. et Vinsonneau G., 1996) développe cette dimension dans
les propos suivants : « Les avatars affectant les relations interculturelles,
non pas entre les cultures en tant que telles, mais entre les individus
et groupes qui les portent – avec les réactions de condescendance,
de mépris, de rejet ou de haine qui peuvent les caractériser –, sont bien
plus intenses et spectaculaires avec les immigrés qu’avec les nationaux,
même lorsque ces derniers sont issus des milieux les plus démunis.
C’est pourquoi l’étranger ethniquement minoritaire peut devenir
malade de son identité, de la honte qui s’y rattache, en raison de la
nature des liens que sa communauté d’origine entretient avec la
société d’“accueil”. »
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Cette approche socioculturelle des rapports sociaux a ainsi permis
d’apporter une dimension de compréhension supplémentaire aux vécus
scolaires à partir des notions d’image de soi et d’identité sociale qu’elle
génère.
Toutefois, force est de reconnaître que les recherches dans ce
domaine approchent l’immigration pratiquement comme une « substance
» et non comme un processus. Les individus ou les groupes sont
présentés comme des « immigrés ad æternam » de première, deuxième,
troisième… génération. Peu ou pas d’intérêt pour la genèse du départ
en migration : les composantes sociales des populations candidates au
départ, leurs raisons et leurs conditions de migration… Sur ce dernier
point, l’histoire coloniale, en particulier, a été un déclencheur important
du processus particulièrement actif pour des paysans expropriés de leur
terre dans le cadre des colonies de peuplement. On peut donc légitimement
se demander quelle mémoire et quelles représentations de ce
passé ont et transmettent les populations ayant vécu l’expérience du fait
colonial en situation de dominés et présentes actuellement sur le sol
français.
De fait, en France, à part quelques travaux sur les populations dites
« harkis » (Abdellatif, Hamoumou, Belhandouz-Carpentier), les études
sur l’histoire coloniale sont peu nombreuses eu égard à sa longue
période et à l’étendue territoriale de son espace. De même, l’enseignement
dans les programmes scolaires de cette période de l’histoire est
réduit et réducteur. Les différents acteurs de cette histoire, vécue encore
par les uns comme une épopée, comme un drame par les autres, sont
encore murés dans l’amnésie et le silence, laissant ainsi le champ libre à
l’histoire officielle souvent mythifiée pour des raisons d’État. Pour
Nora P. (1984), « L’histoire est la reconstruction toujours problématique
et incomplète de ce qui n’est plus… La mémoire s’enracine dans
le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. »
Et c’est peut-être ce silence de la mémoire dans l’histoire qui
explique le peu d’intérêt des travaux analysant les rapports sociaux
dans un contexte général de société multiculturelle reconnue comme
inégalitaire pour l’histoire coloniale.
Problématique
Le projet de notre étude est de faire apparaître, à partir de l’analyse
des contextes socio-historiques, les incidences de ces derniers sur la
construction du sujet et de l’ordre symbolique qui l’organise.
Rochex J.-Y. (1995) dans son ouvrage sur l’expérience scolaire dans les
milieux populaires écrit dans son propos liminaire : « d’une certaine
façon, on est à l’école en famille », signifiant de ce fait la constante
interaction entre sujet familial et social et sujet scolaire. Qu’en est-il de
cette interaction lorsque l’histoire politique, idéologique et sociale de
ces deux milieux s’est croisée de façon dramatique et ne transmet ni la
même histoire ni la même mémoire ?
Une précédente recherche réalisée auprès de collégiens du quartier
nord d’Amiens issus de ce qu’ils nomment eux-mêmes l’identité harkie
(la dénomination elle-même amenant ou contribuant à la substantialisation
d’une identité totalement créée par la guerre d’Algérie) a permis de
reconnaître les signes d’une identité collective négative construite à leur
arrivée sur le territoire français (Abdellatif S., 1981) et stigmatisée
autour de la notion de traîtrise assignée à la fois par la société d’origine
relayée par son immigration et par la société d’accueil. Les retombées
sur la scolarité s’étaient exprimées, particulièrement pour les garçons,
dans le décalage entre les grandes aspirations du type « je voudrais être
avocat » et le non-investissement scolaire, marqué d’un fort absentéisme,
et ce parfois dès l’école primaire. Paradoxe qui rappelle celui
dégagé par Ogbu chez les populations noires des États-Unis.
L’hypothèse de la construction socio-historique de l’inégalité culturelle
et sociale face à l’école en France dans le prolongement de l’histoire
coloniale est abordée dans la présente étude par la comparaison
des publics d’adultes retournant aux études par le biais du DAEU
(diplôme d’accès aux études universitaires), équivalant au baccalauréat
(2). Une étude menée en 1998 (Belhandouz H., Lenfant A.) a montré
que ce cursus accueille actuellement dans sa quasi-totalité des publics
qui se caractérisent par une même grande fragilité, voire une importante
précarité socioprofessionnelle et, dans une proportion de plus en plus
manifeste par rapport à 1978, par de jeunes adultes d’origine étrangère
dite « immigrée ». Il s’agit donc de « raccrocheurs » en quête d’une
nouvelle chance de réussite sociale par les études.
La pertinence de ce public dans ce cadre problématique est apparue par
le biais d’un « savoir indigène », pourrait-on dire, tant la connaissance de
l’histoire de ces pays est peu importante et parcellaire en France.
Nous avons, en effet, été amenée à reconnaître de façon empirique,
grâce à une longue pratique dans la coordination et l’enseignement dans
la formation, trois types de composantes culturelles chez les stagiaires.
Parmi eux, deux sont en rapport étroit avec l’histoire sociale des anciens
pays sous domination coloniale française. C’est ainsi qu’ont pu être
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identifiables en termes « convenus » – mais à notre sens qui relèvent
plutôt, comme nous le verrons ultérieurement, du « bricolage terminologique
» – trois catégories de jeunes adultes en raccrochage scolaire : les
Français dits de souche, les adultes « issus de l’immigration », c’est-àdire
nés en France ou arrivés très jeunes en France, et les « primo-arrivants
», ceux arrivés sur le sol français dans la dernière décennie pour
des raisons liées à la récente histoire politique et économique de leur
pays d’origine, ainsi que les entretiens nous ont amenée à le déterminer.
À ce premier niveau, nous reconnaîtrons déjà que les premiers et les
seconds ont en commun le fait d’avoir été scolarisés, jusqu’à 16 ans au
moins, dans le système éducatif français en France, tandis que les derniers
sont arrivés adultes, en provenance récente d’anciens pays sous
domination coloniale, et, de ce fait, n’ont pas suivi, dans leur grande
majorité, de scolarité en France avant leur inscription au DAEU, avec
tout ce que cela peut impliquer de méconnaissance des codes et des
savoirs scolaires locaux.
Notre hypothèse est que, en France, les populations immigrées de pays
anciennement sous domination coloniale française, n’ayant pas connu
dans ces pays le processus de réappropriation identitaire culturelle consécutif
à la décolonisation, perpétuent une identité marquée par une infériorisation
par rapport à la culture de l’ancienne puissance coloniale devenue
pays d’accueil ; attitude qu’elles transmettent à leurs enfants et qui a pour
conséquence chez ces derniers un vécu scolaire souvent problématique.
À cela vient s’ajouter le fait que les populations arrivées récemment
n’ont pas été soumises aussi longtemps et précocement que les seconds
aux messages de rejet et de jugements négatifs envoyés aux minorités
ethniques, aux sous-prolétaires, aux marginaux dans le pays d’accueil
(Malewska-Peyre, 1997) (3). Cette différence de vécus ne peut manquer
d’avoir des incidences sur la formation scolaire et sur les projections
individuelles et sociales.
Nous focaliserons notre regard sur les publics de jeunes adultes de
retour aux études tout en formulant l’hypothèse que d’autres groupes
sociaux présentant un certain nombre de caractéristiques historiques et
socioculturelles similaires peuvent faire l’objet d’études comparables.
Cadre théorique : construction du sujet et histoire sociale
L’ordre symbolique, condition du sujet
Il est désormais clairement reconnu que les processus de socialisation,
lorsqu’ils impliquent une diversité de normes et de valeurs, peu-
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vent provoquer des conflits de sens chez l’individu (Camilleri C.,
Rochex J.-Y.).
À propos du rapport à l’école des enfants des classes populaires,
Rochex (1995) écrit : « […] Le sens de l’expérience scolaire se forme
et se transforme, se développe ou se perd, au coeur des rapports dialectiques
d’unité et de discordance entre activité et subjectivité, entre histoire
scolaire et histoire familiale » il ajoute : « […] Car l’histoire et
l’expérience scolaires de chaque jeune, son rapport à l’avenir et à la
scolarité, aux activités d’apprentissage et à leurs contenus, laissent
toujours entendre l’écho d’une autre histoire qui les déborde. »
Ces aspects ne peuvent être dissociés. Le sujet se construit ainsi au
sein d’une trame complexe dans laquelle il tente d’élaborer le sens qui
lui permettra de se structurer. Rochex a montré toute la difficulté que les
jeunes des classes populaires éprouvaient à se reconnaître symboliquement
dans le vécu scolaire, expression d’une culture de classe moyenne.
À une échelle plus large, le problème du sens donné à l’école peut également
être posé pour les populations de culture ou issues de cultures étrangères.
Les échos des histoires sociales des usagers de cette institution sont
divers et parfois peut-être en contradiction avec ce qu’elle propose.
Braudel F. conforte, dans son ouvrage L’Identité de la France (1990),
cette hétérogénéité de populations héritée de l’histoire et ce qu’elle
induit au niveau social : « En tout cas, pour la première fois, je crois,
sur un plan national, l’immigration pose à la France une sorte de problème
“colonial”, cette fois planté à l’intérieur d’elle-même. Avec des
incidences politiques qui tendent à occulter la complexité de phénomènes
de rejet – réciproque – qu’on ne peut nier […] ». Le propos est
relayé par Blanchard P. et Bancel N. dans leur article dans Hommes et
Migrations (mai-juin 1997), dont le titre à lui seul est évocateur : De
l’indigène à l’immigré, le retour du colonialisme (4).
On peut donc légitimement s’interroger sur le processus de construction
identitaire d’un enfant et d’un adolescent ayant vécu la rupture culturelle
du départ et/ou le vécu communautaire étroit de l’immigration
dans des contextes historiques encore marqués voire imprégnés de
réminiscence coloniale de part et d’autre des instances de référence que
sont la famille, le groupe et les institutions, parmi lesquelles l’école.
Quelle gestion de la situation ces usagers de l’école font-ils, « pris »
entre mémoire familiale et histoire officielle véhiculée notamment par
l’institution ? Quelles images construisent-ils et de quelle identité sontils
porteurs dans le double contexte familial et social dont les représentations
peuvent entrer en contradiction ?
100
Pour Camilleri C. (1994), « le processus d’identification-différenciation
définit l’identité de fait d’une personne mais il s’accompagne du
même coup d’une identité de valeur ». La valeur de soi, qui est également
en étroite relation avec la valeur attribuée à son groupe d’appartenance
familiale. À ce propos, Malewska-Peyre (1997) (5) constate que
« si la pression de l’extérieur est très forte, et qu’on n’a pas d’appui
dans une minorité résistante, ni une identité suffisamment forte, on intériorise
le stéréotype négatif, on se résigne, on “accepte” la position
sociale inférieure ».
Si à cela vient s’ajouter une histoire heurtée et dramatique entre pays
d’origine et pays d’accueil, on peut estimer que le processus de
construction de soi et de son groupe sera rendu encore plus complexe.
Nous avons pu le mettre en évidence chez les jeunes de la filiation harkie
qui s’inscrivent eux-mêmes dans une identité dévalorisée et chargée
d’opprobre (Belhandouz-Carpentier, 2000).
Les entretiens menés avec les « raccrocheurs » du DAEU ont été très
révélateurs de la construction de soi en rapport à l’histoire sociale du
groupe d’appartenance. D’emblée, ces jeunes issus des mêmes origines
culturelles se sont répartis et démarqués à l’aide de représentations
fortes les uns des autres en deux catégories, immigrés/étrangers, qui
laissent entrevoir l’ordre symbolique qui les organise en tant que sujets
et acteurs sociaux.
On peut légitimement se demander de quelle(s) histoire(s) ils se réclament.
Méthodologie
Quatre années de formation pré-universitaire au DAEU, de 1996-
1997 à 1999-2000, à l’université de Paris X-Nanterre, ont servi de cadre
d’analyse, soit les 385 inscriptions et réinscriptions de cette période, le
centre d’éducation permanente assurant environ 110 inscriptions par
année au DAEU.
Pour mettre en exergue la validité de l’hypothèse, il s’est avéré nécessaire
de combiner des investigations différentes et complémentaires
(étude des dossiers administratifs, questionnaires et entretiens) rendues
nécessaires par le « tabou » républicain sur les origines dans les institutions
et, de ce fait, le peu d’outils opératoires pour la reconnaissance de
cette dimension.
101
Invisibilité institutionnelle et savoir « indigène »
Les institutions, et l’école en particulier, dans le cadre des principes
français d’éthique républicaine, ne font pas état des origines culturelles
qui, pourtant, sont omniprésentes dans les représentations sociales.
C’est ainsi que l’étude des dossiers d’inscription administratifs n’a
dégagé que les grandes caractéristiques sociodémographiques et de performance
scolaire des stagiaires. La tâche n’a donc pas été aisée pour
identifier les différentes populations que la pratique pédagogique permettait
de reconnaître. En effet, les jeunes « issus de la
deuxième » voire « troisième génération » se sont massivement naturalisés
ces dernières années suite, notamment, à l’affaiblissement du
mythe du retour, ainsi que les entretiens nous l’ont confirmé.
À cela s’ajoute que la reconnaissance par le nom et le prénom n’est
pas nécessairement révélatrice de l’origine, d’une part du fait de l’identité
de patronyme avec les populations juives d’Afrique du Nord et,
d’autre part, à cause de l’évolution dans le choix des prénoms qui manifeste
le souci de neutralisation du critère de reconnaissance culturelle.
Ce qui en soi est peut-être une manifestation d’un certain passé.
Ce sont donc les questionnaires et les entretiens qui ont permis, de
façon claire, de reconnaître l’histoire des parcours migratoires. Les questionnaires
ont été construits à l’aide des paramètres de reconnaissance de
l’origine de la grille du MEN-DEP (6) et de l’enquête de l’INED sous la
direction de M. Tribalat (1995) dont l’exploitation dans le champ de la
recherche en France soulève encore une importante polémique.
Les informations demandées sont : le lieu de naissance et la nationalité
des parents, la date d’arrivée en France (stagiaires du DAEU et
leurs parents), le lieu de résidence, les langues parlées à la maison.
Ce sont ces données collectées qui ont permis de construire la typologie
des publics du DAEU et de dégager les trajectoires individuelle
ou/et familiale, voire parfois tribale ou villageoise.
Les entretiens, « menés » (7) parfois à l’aide de « portiers » tant l’approche
était délicate, ont été d’une très grande richesse et intensité et
peuvent s’inscrire aisément dans la catégorie méthodologique du récit
de vie. Il mérite d’ailleurs d’être souligné qu’un des portiers d’origine
maghrébine et né en France tout comme la personne interviewée, suite
à l’entretien, a été accusé de traîtrise par cette dernière. « Traître » au
groupe de la cité dont ils font tous deux partie et dont le chercheur, bien
qu’ayant la même origine, est exclu, du fait de son appartenance sociale
différente.
102
Résultats : Les raccrocheurs du DAEU :
miroir d’un pan de l’histoire politique et sociale française
Les données recueillies reflètent pour les différents publics concernés
l’expression d’un rapport historique à l’institution et au savoir scolaires
et, au-delà à la société française. Elles font écho aux propos de
Charlot B. (1990) sur la nécessité d’historiciser l’immigration, synthétisés
dans le titre d’un de ses écrits : « Penser l’échec comme événement,
penser l’immigration comme histoire. »
Histoire sociale et rapport à l’institution scolaire
Tableau 1 : Caractéristiques de la population (sexe, âge, lieu de naissance)
ANA : Africains nés en Afrique. ANF : Africains nés en France.
Le tableau présente un public à dominante féminine d’une moyenne
d’âge de 20-29 ans. Au niveau de l’histoire sociale, on identifie trois
types de stagiaires : une population française dite de souche ou assimilée
(essentiellement portugaise) en nombre prédominant et deux populations
originaires des anciennes possessions françaises relativement de
même importance numérique (48 et 53), la première récemment arrivée
(8), la seconde plus anciennement installée en France.
L’énumération suivante présente l’origine géographique et les proportions
du nombre des stagiaires des pays sous ancienne domination coloniale
:
48 stagiaires ANA (11 hommes, 37 femmes).
Algérie 12, Maroc 7, Cameroun 7, Côte-d’Ivoire 4, Gabon 3,
Sénégal 3, Bénin 3, Tunisie 2, Congo 2, Comores 1, Haute-Volta 1,
Mali 1, Niger 1, Zaire 1.
Quant aux ANF, les questionnaires renvoyés et les entretiens indiquent
exclusivement le Maroc et l’Algérie comme pays d’origine. Bien
sûr, il ne s’agit pas de conclure que seules les personnes originaires de
103
Ensemble ANA ANF
Âge H F H F H F
20-29 ans 73 145 4 23 10 27
30-39 ans 33 89 4 9 3 10
40-49 ans 10 21 3 4 2 1
50 ans et + 1 13 0 1 0 0
Ensemble 117 268 11 37 15 38
Population globale (hormis les ANA) Africains nés en France
8,6 % 21 %
104
ces deux pays alimentent le DAEU en stagiaires. On peut toutefois
reconnaître dans ce taux de fréquentation plus marqué l’expression de
l’ancienneté de la présence de ces deux communautés en France.
Tableau 2 : Niveaux de formation (calculés sur le nombre de réponses obtenues)
Bien que les données ne soient pas exhaustives, certains dossiers ne
mentionnant pas le niveau d’études, nous constatons que les ANF
(56,6 %) sont de façon marquée plus démunis en termes de formation et
de diplômes que les ANA (43,2 %). Mais ce « déficit » ne devrait-il pas
être comblé par la familiarisation linguistique et institutionnelle des ANF ?
Tableau 3 : Lieu de résidence dans des communes populaires
Les communes de résidence retenues comme populaires en l’absence
de cartes des ZEP il y a vingt-cinq ans : Argenteuil, Bagneux, Bezons,
Colombes, Évry, Gennevilliers, Gonesse, La Garenne-Colombes,
Les Mureaux, Mantes, Nanterre, Sartrouville, Trappes, Villeneuve-la-
Garenne.
C’est dans ces communes qu’habitent de façon plus manifeste les Africains
nés en France. La deuxième catégorie, originaire d’Afrique mais
récemment arrivée, réside nettement moins que la première dans ces
zones souvent fortement marquées par la difficulté sociale et scolaire.
Par ailleurs, les ANF se maintiennent plus que l’ensemble du reste de
la population du DAEU dans leur commune de naissance à dominante
populaire.
Tableau 4 : Population restée dans la commune de naissance
Population ANA ANF
N % N % N %
Sans diplôme 46 12,5 19 43,2 30 56,6
CAP/BEP/BEPC 212 57,8 7 15,9 7 13,2
Terminale 109 29,7 18 40,9 16 30,2
Total 367 100 44 100 16 100
Population globale ANA ANF
29 % 31 % 53 %
Les ANF ont donc tendance à la « fossilisation » géographique et
communautaire, étant donné que ces zones dites « banlieues » connaissent
un fort taux de population « immigrée » arrivée selon des stratégies
de regroupement par affiliation familiale, villageoise… Les entretiens
devraient permettre d’expliquer les raisons de cet immobilisme.
Du point de vue de la précarité, les ANF connaissent la situation la
plus défavorable. Ce qui semble paradoxal au regard de l’ancienneté de
leur présence en France.
Tableau 5-1 : Situation relative au travail (précarité)
Une situation similaire et tout aussi surprenante que la précédente
s’observe en ce qui concerne l’emploi.
Tableau 5-2 : Situation relative au travail (chômage)
Examinons à présent les performances de ces différents groupes à
l’examen du DAEU.
Tableau 6 : Parcours et résultats
Informations manquantes sur la population de l’échantillon : 7 résultats
aux examens, parmi la population des ANA ; 4 dossiers n’indiquent
pas les résultats aux examens, un seul cas pour la troisième catégorie.
105
Population globale ANA ANF
51 % 48 % 72 %
Population globale ANA ANF
32 % 35 % 51 %
Ensemble ANA ANF
Admis 200/378 18/44 20/52
Soit, en % 53 41 38
Échecs 77/378 17/44 12/52
Soit, en % 20 0,39 0,24
Abandons 101/378 9/44 20/52
Soit, en % 27 20 38
Redoublements 78/385 9/48 6/53
Soit, en % 20 19 11
Le tableau fait apparaître clairement que les Français dits de souche
(inclus dans la population d’ensemble) réussissent plus souvent que les
deux autres catégories de publics.
En ce qui concerne la distinction entre ces dernières, il semble que le
processus de raccrochage des Africains nés en France, lorsqu’il est
durable, les amène à mieux réussir, mais leurs abandons sont plus fréquents,
alors que les ANA abandonnent moins en cours de cursus et se
réinscrivent plus volontiers en cas d’échec. Parmi les principales caractéristiques
de l’abandon : le sexe, le statut socioprofessionnel ainsi que
le niveau antérieur de formation. En effet, les hommes en situation de
précarité professionnelle ayant uniquement un CAP ou un BEP sont les
stagiaires qui abandonnent le plus fréquemment.
Le tableau 7, page suivante, nous propose une lecture de l’éventail
des matières choisies par les étudiants.
Tableau 7 : Choix des matières et résultats
On constate que la population des étudiants nés en France obtient des
résultats supérieurs à celle des étudiants nouvellement arrivés en littérature,
en anglais, géographie et histoire. Leurs résultats en mathématiques
sont inférieurs.
106
Ensemble ANA ANF
Français 10,9 255 25 9,7 34 25 9,1 30 25,9
Littérat. 12,2 117 11,4 10,1 14 10,3 10,7 15 12,9
Anglais 11 229 22,4 8,7 31 22,8 11,2 26 22,4
Géo. 10,4 97 9,5 8,4 10 7,3 10,8 14 12,1
Histoire 10 162 15,8 7,8 24 17,6 10,2 16 13,8
Math. 11 48 4,7 10,5 7 5,1 9,1 2 1,7
Économie 7,9 20 2 5,7 3 2,2 0 0 0
Allemand 11,2 10 1 0 0 0 0 0 0
Espagnol 12,8 59 5,8 12,1 10 7,3 11,1 8 6,9
Arabe 11,5 10 1 13 2 1,5 13 3 2,6
Autres
langues 12,5 15 1,5 6 1 0,7 14,5 2 1,7
1 022 100 136 100 116 100
Matière
choisie
Moyenne
dans la
matière
Effectif
Répartition
des choix
%
Moyenne
dans la
matière
Effectif
Répartition
des choix
%
Moyenne
dans la
matière
Effectif
Répartition
des choix
%
Une analyse plus fine permet de reconnaître, au-delà des caractéristiques
spécifiques de la formation (le français est obligatoire) et du contexte général
qui place l’anglais comme langue internationale (neuf candidats sur dix
l’ont choisi), que les différences se situent au niveau du choix des matières
et de leur combinatoire. C’est d’ailleurs ce qui semble distinguer les ANA
des ANF. Les premiers privilégient l’enseignement de l’histoire et des
mathématiques. Les ANF, quant à eux, semblent préférer la géographie à
l’histoire tout en réussissant mieux que les premiers en ces deux matières.
Qu’est-ce qui justifie ces choix différenciés ?
Au niveau des mathématiques, matière sélective par excellence dans
l’ensemble des cursus, l’inscription des ANA exprime-t-elle une formation
académique de meilleure qualité dans les pays d’origine ou le souci
d’évitement dans le cadre des choix possibles des matières du DAEU
de Paris X (économie, littérature, histoire, géographie), les enseignements
dans lesquelles la culture française est plus manifestement présente
? Qu’en est-il alors des choix entre histoire et géographie ?
La question nous paraît d’une forte résonance, car lors de l’étude (9)
sur les Français musulmans d’Amiens nord, les collégiens issus de la
communauté harkie ont déclaré leur intérêt particulier pour l’histoire.
Ils déploraient notamment le peu de place accordée à l’histoire de la
guerre d’Algérie dans les programmes scolaires. En ce qui concerne les
publics du DAEU, peut-on, à la lumière de ce qui précède, supposer
qu’il s’agirait d’un évitement relatif de la matière par les ANF ? Rappelons
qu’il s’agit de jeunes adultes qui ont suivi dans leur ensemble au
collège l’enseignement de l’histoire de France qui comporte une lecture
de l’histoire de leur groupe d’origine vue à travers le prisme de l’histoire
officielle française. Évitent-ils cette matière parce qu’ils n’en partagent
pas la lecture institutionnelle ou/et pour se dégager du regard
qu’elle porte sur la situation de dominés de leur groupe d’origine ?
Ces choix sont vraisemblablement le reflet de vécus scolaires et
sociaux qui demandent à être mis en lumière.
Conclusion partielle
Les dossiers administratifs ont permis de dégager certaines particularités
permettant de distinguer trois composantes culturelles principales
au DAEU et d’établir un premier constat du rapport entre histoire et
parcours scolaire.
Paradoxalement, les ANF, bien que nés en France, sont en situation de
plus grande précarité et de chômage que les seconds. Ils paraissent en
107
outre « fossilisés » dans des habitats communautaires populaires tandis
que les seconds semblent moins marqués sur ce plan. Au niveau des
performances scolaires, les premiers semblent mieux réussir mais dans
un contexte de plus grande fragilité psychologique et sociale, car ils
abandonnent plus manifestement que les seconds. Du point de vue du
choix des matières, les ANA privilégient l’histoire et les mathématiques
alors que les ANF optent plutôt pour la géographie. Ces constats permettent-
ils d’établir un lien avec l’histoire coloniale ? L’analyse quantitative
appelle, si l’on veut tenter de répondre à cette question, une
approche qualitative destinée à repérer les dimensions de la représentation
de soi et du projet social exprimé à travers le retour aux études.
Approche qualitative
Des entretiens informels avec certains enseignants du DAEU et des stagiaires
réputés « français de souche » (10) ont montré que ces derniers ne
faisaient pas de distinction entre les différents candidats originaires des
pays africains. Ils sont reconnus dans leur ensemble comme « immigrés ».
Leurs propos sont le reflet de la catégorisation générale établie tant dans
l’imaginaire collectif que dans une grande partie de la recherche, que nous
avions déjà notée au sujet de la population harkie également dénommée
« immigrée » malgré son lien très particulier à la France. La présence de
deux publics originaires d’un « même ailleurs » mais véhiculant deux histoires
sociales différentes s’est confirmée lors des discussions par l’expression
d’identités spécifiques très marquées qui expliquent certainement
en partie la propension plus nette à l’abandon de la formation des ANF et
partant les difficultés antérieures de leur scolarité.
Les personnes contactées et qui ont bien voulu répondre à notre demande
sont au nombre de dix. Parmi elles, des candidats en situation de réussite
aisée, d’autres en situation d’échec parfois accompagnée de décrochage.
Quelques éléments biographiques vont permettre d’établir le lien établi
entre vécu social et rapport à la scolarité de façon générale dans les
entretiens.
Cinq élèves appartiennent à la catégorie ANF :
ANF 1 : une stagiaire dont les parents sont originaires d’Algérie, née
en 1975, orientée en 3e en BEP de secrétariat, cinq ans de secrétariat
puis capacité de droit pendant trois ans, échec. Emploi à mi-temps
108
comme nourrice. Grande soeur : agent de propreté. Petit frère : agent de
fabrication, abandon en cours d’année.
ANF 2 : un stagiaire dont les parents sont d’origine tunisienne, 25 ans,
orientation non souhaitée vers BEP (très bonnes notes, donc retour vers
cursus long). Niveau bac microtechnique, décrochage en terminale car
« pas motivé, mauvaise orientation ». Abandon du DAEU en cours de la
première année pour une autre formation : brevet d’éducateur sportif.
ANF 3 : une stagiaire dont les parents sont originaires d’Algérie,
25 ans, orientation non souhaitée vers BEP sanitaire et social, abandon
du DAEU la première année.
ANF 4 : un stagiaire dont les parents sont originaires du Maroc,
29 ans, niveau 1re des lycées sans difficultés particulières, mais « arrêt
pour bêtises », travaille dans la restauration rapide, abandon de la formation
en cours d’année.
ANF 5 : une stagiaire dont les parents sont originaires d’Algérie, née
en 1977 à Courbevoie. Les parents sont arrivés en 1962 en France à
Nanterre ; dixième de douze enfants. Cette stagiaire présente la particularité
d’être partie vivre en Algérie avec ses parents et l’ensemble de ses
frères et soeurs (huit à l’époque) dans leur ville d’origine entre 1982 et
1989 où elle a suivi l’école primaire. Échec et abandon au collège.
Réussite au DAEU en deux ans ; choix des matières : français, mathématiques,
arabe, histoire (abandon de cette dernière matière la seconde
année pour la géographie).
Cinq élèves appartiennent à la catégorie ANA :
ANA 1 : stagiaire sénégalais, 42 ans, arrivé en France en 1987, niveau
baccalauréat, abandon de la formation à la fin de la première année
avec obtention de deux matières (français, économie).
ANA 2 : nigérienne, née en 1968, arrivée en France en 1998, BEPC
au Niger, a exercé pendant cinq ans comme enseignante dans un collège
au Niger, réussite en un an.
ANA 3 : marocaine, niveau baccalauréat au Maroc. A connu le DAEU
au Maroc – « là-bas on en parle ». Arrivée en 1989 en France, sept ans
sans papiers. DAEU obtenu en une année : 1998-1999.
ANA 4 : algérien, né en 1963 en Algérie. Niveau baccalauréat en
Algérie. Arrivé en 1988. Fonctionne en CDI. DAEU obtenu en un an.
Une seule inscription. Choix des matières : français, anglais, mathématiques,
histoire. Ce stagiaire est le seul des deux catégories a avoir
répondu au questionnaire.
109
ANA 5 : camerounaise, 29 ans, arrivée en 1994, niveau baccalauréat,
CDI, choix des matières : français, anglais, économie, mathématiques,
abandon en cours d’année.
Une identification différenciée
Nous privilégierons la notion d’identification à celle d’identité. La
première permet de marquer la dimension construite, fluide et multiple
et partant dynamique du processus, du fait notamment de la juxtaposition
suffixale. Tandis que la seconde, du fait de son intense utilisation
ces dernières décennies à la fois comme catégorie de pratique et catégorie
d’analyse, s’est chargée d’ambiguïtés. Brubaker R. (2001), dans
« Au-delà de,“ l’identité ” », parle de la perte de « ses facultés analytiques
» : « Or, aussi suggestif, aussi indispensable qu’il soit dans certains
contextes pratiques, le terme d’“identité” est trop ambigu, trop
écartelé entre son acception “dure” et son acception “faible”, entre ses
connotations essentialistes et ses nuances constructivistes, pour satisfaire
aux exigences de l’analyse sociale. » Et c’est justement tout l’objet
de notre étude que de montrer la construction d’une « essence » à
partir d’une histoire sociale et comment certains tentent dans des projets
individuels ou/et collectifs de s’en dégager. Les stagiaires du
DAEU sont en perspective de rupture par rapport à l’identité de l’échec
qui leur a été et est souvent accolée à leur origine ethnique, en se plaçant
en situation de raccrochage scolaire et social. Taboada-Leonetti,
dans « Stratégies identitaires et minorités : le point de vue du sociologue
» (1997) (11), formule de la façon suivante la dimension performative
et évolutive supposée par l’exercice stratégique : « La notion de
stratégie, pour qu’elle soit comprise […], suggère, dès lors qu’on l’applique
aux phénomènes sociaux ou psychologiques, l’existence d’une
certaine liberté d’action des acteurs sur de possibles déterminismes
sociaux ou existentiels. »
Les stagiaires du DAEU se projettent dans des modèles autres que
ceux de leur communauté culturelle. Ces aspects sont particulièrement
reconnaissables chez les publics ANA et, dans une moindre mesure,
chez les ANF.
• Nous/eux
Les Africains nés en France se dénomment eux-mêmes « immigrés »,
même – et c’est le plus souvent le cas – lorsqu’ils n’ont pas connu physi-
110
quement l’émigration c’est-à-dire le départ du pays d’origine de leurs
parents. Ils se démarquent des ANA en spécifiant « ceux qui viennent
d’arriver ». Leurs discours sont constamment marqués par l’utilisation
d’un sujet collectif : « nous ». Ils ne semblent pas avoir d’existence en
tant qu’individus autonomes et sont constamment les porte-parole d’un
groupe, celui des « immigrés », dans lequel ils semblent être fondus. Les
entretiens, exprimés exclusivement en « nous », développent dans leur
ensemble des sentiments négatifs envers eux-mêmes et envers les autres,
« les CPE, l’école, les enseignants, le pays d’accueil » de leurs parents.
Comment se représentent-ils les autres, « ceux qui viennent d’arriver
» ? ANF 4 les signale comme différents de « nous » – « ils ont eu la
chance de vivre normalement là-bas » – et ne fait pas de différence
entre eux et les autres stagiaires de la formation. Une métaphore très
forte de ANF 5 dont le parcours, rappelons-le, est très particulier : « Ils
mettent de la réalité dans les images du pays [d’origine]. »
• « Ceux qui viennent d’arriver »
Une Nigérienne, ANA 2, se situe très clairement – et par extension les
personnes qui présentent le même profil – dans le paysage socioculturel
français : « Je ne suis pas une immigrée parce que je suis venue dans le
cadre d’une opportunité avec pour objectif de faire des études et de
repartir au Niger. » Elle est venue grâce à un réseau familial qui l’a
prise en charge à son arrivée. Elle explique son départ du Niger pour
des raisons économiques : « nous étions payés de façon irrégulière ».
Son projet est d’obtenir un diplôme qui lui permettra de retourner au
Niger occuper « un haut poste ».
À l’image de cette jeune femme, les ANA utilisent tous la première
personne pour parler d’eux-mêmes. À la différence des ANF, ils se présentent
en sujet individuel. Ils se désignent clairement souvent avec
véhémence : « Je ne suis pas un immigré, je suis un étudiant étranger. »
Ils se présentent comme des individus en quête d’une réussite sociale
impossible dans leur pays d’origine dans lequel ils ne bénéficient pas
des réseaux porteurs. Pour la stagiaire nigérienne : « Un immigré c’est
“quelqu’un qui n’a pas fait d’études et qui sème le trouble”, qui “n’est
pas éduqué comme nous” ».
De quelle éducation les ANA se réclament-ils ? ANF 5, dont le vécu
et le regard sont doubles, dit à ce sujet : « J’ai été éduquée en Algérie
entre 5 et 12 ans. Strictement. Je parle la langue [l’arabe], je connais
tout ce qu’il faut savoir, sur mes origines, ma culture […]. Je pense que
ça m’a donné une certaine structure, une certaine vision. Par rapport
111
au milieu, là-bas, il y a des obligations, mais cela ne me dérangeait
pas. Là-bas, on est conscient très jeune : respecter les parents, ne pas
fâcher l’autre, éducation religieuse […]. »
Quelles incidences sur l’identification sociale dans le pays d’accueil
cette distinction dans la perception de soi et de l’autre peut-elle avoir ?
Image de soi et sens social
• Les ANF : double assignation et désarroi
Ils sont arrivés dans le temps selon des logiques de regroupement
familial, clanique, villageoise (12). Les enfants sont souvent nés dans le
quartier de leur arrivée qu’ils continuent à habiter. Leur espace géographique
est souvent limité au quartier, qui représente la sécurité. ANF 5 :
« Mes parents sont arrivés en 1962 à Nanterre car il y avait un oncle et
des gens que mon père connaissaient originaires comme nous de Oued
Souf en Algérie. Nous avons habité dans le bidonville. Il y a eu de bons
moments et en même temps c’était misérable : il y avait un manque
d’eau, d’hygiène, de sécurité » (13). En fait, ils ont répondu à l’assignation
à résidence des pouvoirs industriels et politiques qui ont créé pour
eux des zones spécifiques de travail et de résidence à l’instar de ce qui
avait déjà existé dans les pays d’origine (« les quartiers ou communes
indigènes ») en les investissant comme de nouvelles patries coupées du
territoire de la République ainsi que le soulignait François Dubet. De ce
fait, les propos recueillis lors d’un entretien – « sortis du quartier, c’est
comme si on sortait de l’oeuf » – ont une intensité particulière. Ils laissent
entendre la mise en place d’un ordre autre que celui de la République
et le désarroi possible lors de leur confrontation.
Une jeune fille interviewée, ANF 3, fait même état d’une dimension
pathologisée de ce désarroi : l’agoraphobie lorsqu’elle s’éloigne de ses
lieux familiers. Le phénomène aurait pu être particulier et sans signification
généralisable, mais nous l’avions déjà noté lors de l’étude sur les
jeunes français musulmans « harkis » d’Amiens nord. Ces derniers
avaient, en effet, signalé d’une manière très forte et comme un sentiment
partagé par tous leur angoisse voire leur panique lorsqu’ils s’éloignaient
de leurs espaces habituels. Faut-il y reconnaître le signe d’une pathologie
individuelle et sociale consécutive à des vécus problématiques ?
À cette identification problématique consécutive à l’arrivée en France
se surajoute pour ces jeunes le difficile repli sur des valeurs refuges des
112
pays d’origine. ANF 5 a, en effet, signalé l’impossible retour : « Nous
sommes repartis à Oued Souf en 1982, les parents avec huit enfants et
une fille qui est née là-bas. Nous sommes revenus en France en 1989 :
deux soeurs d’abord puis deux frères. Les grands ne se sont pas adaptés.
Ils ont eu des difficultés à l’école. On est reparti à cause de mes frères
qui repartaient, mais également parce qu’on est immigrés. On était mal
vus. La France est mal vue en Algérie. Pour eux [les Algériens], on est
des Français. Ici, on est immigré, là-bas, on est immigré. »
Une double assignation négative pèse donc sur ces jeunes enfermés
par les autres dans une identité fantasmée. Être immigré, c’est donc
plus qu’un départ et une arrivée, c’est peut-être et surtout le regard de
l’autre. Les autres, ce sont également les ANA.
• Les ANA : mobilité et transculturation
Les ANA se signalent par rapport aux ANF par leur mobilité physique
et mentale. ANA 1 est sénégalais mais a fait ses études secondaires
en Côte d’Ivoire. Il est venu en France rejoindre son frère étudiant
pour poursuivre ses études. La jeune femme maghrébine,
ANA 3, a migré pour des raisons familiales (isolement social du fait
de l’absence de famille) génératrices de fragilité voire de difficultés
sociales : « des problèmes familiaux m’ont amenée à partir ». Elle est
arrivée isolée, par choix. Elle est d’ailleurs restée sept ans sans
papiers à faire « des petits boulots au noir », puis, dès que sa situation
s’est régularisée (par le mariage), elle s’est inscrite au DAEU obtenu
« facilement » en une année. « Je n’ai jamais perdu confiance. C’était
un défi pour moi. » Les deux jeunes femmes du Niger et du Cameroun
sont parties de leur pays en proie à des difficultés économiques afin
de continuer leur ascension sociale dans le cadre d’études en France.
La Nigérienne n’exclut pas un retour, mais nécessairement avec des
diplômes.
La migration des ANA est donc de type individuel et volontariste
d’origine, à la différence des ANF qui s’inscrivent tous dans un départ
collectif subi. L’objectif des premiers est de s’impliquer dans un projet
social différent de celui du pays d’origine. Cette différence fondamentale
de perspective et de vécu du processus migratoire se manifeste au
niveau spatial, ainsi que les tableaux 3 et 4 le montrent, par une dispersion
géographique pour les ANA qui tendent par ce biais à se fondre
dans la société d’accueil dont ils adoptent les codes dominants de sociabilité.
Tandis que les ANF ont tendance au regroupement communautaire
« fossilisé ».
113
Examinons les rapports à la formation et au savoir dans le cadre de
cette variation d’inscription sur le sol français.
Un rapport problématique au sens et au savoir scolaires
• Les ANF : « fossilisation », fragilité psychologique et décrochage
La défiance envers l’institution scolaire est omniprésente chez tous
les interviewés ANF.
ANF 1 a exprimé l’ensemble de ce mal être en des propos répétitifs
dont l’objet est d’expliquer les raisons de son rapide abandon pendant
l’année de DAEU. Elle est née en 1985 à Courbevoie. « J’ai été orientée
en 3e vers un BEP secrétariat et pourtant je suis une élève sérieuse. Mon
problème, je ne réussis pas aux examens. Je stresse aux examens, je
panique. Je bosse dur, même mes parents le disent. Après mon BEP, j’ai
fait trois ans comme secrétaire puis je me suis inscrite en capacité de
droit. J’ai suivi pendant trois ans mais je n’ai pas réussi. J’aimais bien le
droit, je voulais être avocate. J’aime les études, j’étais pour les études. Je
me suis inscrite au DAEU, j’ai abandonné pendant l’année (1998-1999),
j’ai des difficultés, je ne sais pas pourquoi… Problème de méthode mais
peut-être aussi parce que mes parents sont étrangers […]. »
ANF 2 : « Au lycée pas terrible. Ma conseillère, je lui en veux parce
qu’elle m’a mal orienté. Je voulais faire informatique mais j’ai été
orienté en professionnel. Ensuite trop tard car plus motivé. »
Une autre, ANF 3, parle également de mauvaise orientation : « j’en
veux à la CPE ». Elle décrit son précédent parcours scolaire comme une
course d’obstacles à surmonter : « J’ai été orientée alors que je ne le
voulais pas vers un BEP… J’étais jeune, j’étais mal encadrée… J’aurais
aimé que les gens autour de moi : mon père, les conseillers
d’orientation, me conseillent… J’aurais voulu être psychomotricienne
mais je vois que je prends de l’âge, j’ai 25 ans, peut-être que je ne peux
pas viser loin… ». L’entretien revient constamment sur le désir de réussite
et la difficulté voire l’impossibilité d’y parvenir, rappelant ainsi les
propos des jeunes noirs américains étudiés par Ogbu.
Une autre, ANF 5 : « Au collège, c’était dur. J’ai été négligée par mes
professeurs », « je ne communiquais ni avec les uns [les professeurs] ni
avec les autres [les élèves] ».
De façon générale, leurs discours montrent qu’ils manquent d’assurance
à l’école : « Je manque de confiance, je ne comprends pas car je
114
suis très motivée » (ANF 2), et que leurs projets sont rapidement limités
par l’institution scolaire, les professeurs et les CPE.
Pour Hannah Malewska-Peyre (1997) (14), ces jugements souvent
sans appel de l’institution scolaire peuvent expliquer ce type d’attitude
défaitiste chez les jeunes français musulmans : « les messages négatifs
peuvent susciter l’angoisse et l’anticipation de l’échec » ; elle ajoute :
« les attentes négatives produisent des messages sur nos caractéristiques
personnelles, sur nos capacités et nos possibilités ».
Le malaise à l’école prolonge celui de la maison. La relation aux
pères en particulier est problématique. Il leur est souvent reproché leur
absence éducative. Pour ANF 4 : « mon père ne parle plus l’arabe, pas
avec ses enfants. Il ne parle pas mieux le français… ». Ils signalent
ainsi la rupture de transmission entre pères et enfants de même que leur
désarroi face au silence de la mémoire familiale. ANF 5 : « Les parents
ne racontent pas souvent, ils n’aiment pas trop raconter le passé. J’ai
posé des petites questions, j’ai eu des petites réponses… Nos grandsparents
avaient fui le pays pendant la guerre, ils ont fui le pays… Je ne
connais pas leur parcours… Je ne connais pas grand-chose de leur
passé… Ils ne veulent pas en parler parce que ce sont des souvenirs
douloureux… Je suppose qu’il y a eu des problèmes familiaux et avec la
France… Ils veulent me préserver. » Cette stagiaire a changé d’option
lors de sa seconde inscription en remplaçant l’histoire par la géographie.
Elle a rejoint les autres ANF qui, dans leur très grande majorité,
ont privilégié la géographie, à la différence des ANA. Le désintérêt
pour un enseignement qui efface l’histoire de leur groupe de l’histoire
officielle semble en être la raison principale.
Les ANF expriment un vécu scolaire problématique fondé pour une
partie par la fragilité culturelle du milieu familial. À cela s’ajoute une
formation initiale défaillante qui explique peut-être l’évitement systématique
des mathématiques.
• Les ANA : mutation et stratégies
Les propos des ANA sur leurs perceptions et leur ancrage dans la formation
sont très différents des précédents.
ANA 3 : « C’était un défi pour moi. Le français était facile car j’ai
fait des études scientifiques au Maroc, de plus j’adorais la langue française.
L’anglais était difficile car cette langue n’est étudiée qu’à partir
de la 3e au Maroc. J’ai choisi l’histoire et l’arabe. Cette matière a été
très abordable, je savais que cela allait me donner des points en plus.
115
Actuellement je travaille, je me suis mariée et j’ai un enfant, mais je
reprendrai des études. J’aimerais m’inscrire en LEA (15) à
l’université. » Elle profite d’ailleurs de la situation, renversant ainsi la
situation d’entretien, pour demander conseil à cet intervieweur universitaire
pour ses futurs projets d’études à l’université. Cet aspect dénote un
esprit de rentabilisation des conjonctures, de pugnacité…
Pour ANA 4, les matières les plus faciles ont été les mathématiques et
l’histoire. Son projet immédiat est de s’inscrire à l’université. Il a mentionné
son « étonnement » au sujet de la représentation de certains faits
historiques dans l’historiographie française, mais « je n’ai rien dit ».
Comment expliquer ce silence ? Est-ce une expression stratégique dans
le cadre d’une situation de retour aux études pour des raisons de confort
social ? Le DAEU comme équivalent institutionnel au baccalauréat
dans une forme « allégée » permet en effet d’envisager une carrière universitaire.
ANA 1 permet d’envisager une autre hypothèse. Il a abandonné
la formation à la fin de la première année en ayant acquis deux
matières : économie, avec la meilleure note, et français, « sans difficultés
particulières ». Il explique son décrochage du DAEU par une
mésentente au niveau méthodologique avec le professeur de mathématiques.
Il fait état d’une formation initiale en Côte d’Ivoire qui lui a
donné d’autres méthodes de résolution de problèmes mathématiques
que l’enseignant n’a pas acceptées : « En Afrique, on est souvent aidé.
J’ai appris pas mal de méthodes. Ce prof n’a qu’une seule méthode et
ne voulait pas en voir d’autres. » Il poursuit son analyse de la formation
au DAEU et par extension de l’enseignement en France : « En France,
on n’aime pas [les enseignants] dire que l’on ne sait pas. L’enseignement
est fait de telle façon que le prof ne doit pas faire d’erreurs. Les
Anglo-Saxons ne sont pas comme ça : ils reconnaissent qu’ils ne savent
pas. Le prof de math a une seule méthode et ne voulait pas en voir
d’autres. C’est une culture de la méthode unique. Ils ne reconnaissent
pas l’histoire africaine, ce qu’il y a eu avant… Quand on est étranger,
c’est décourageant. On croit que le prof est raciste alors que c’est peutêtre
seulement du monolithisme. Je suis parti de là en me disant que
c’était nul. Il a favorisé un certain Boris, un Français. Je me disais : si
il était si bon, pourquoi il n’a pas eu son bac ? Si nous on avait eu la
chance d’avoir la possibilité d’aller à l’école jusqu’à 16 ans, j’aurais
pu… ». Au sujet de l’enseignement de l’histoire, la critique est aussi
acerbe : « Ils [les enseignants] ne reconnaissent pas l’histoire africaine,
ce qu’il y a eu avant… ». Il tient à ajouter : « et pourtant, j’étais
discret ». Ces derniers propos font-ils écho à « Je n’ai rien dit » de
116
ANA 4 et sont-ils le prolongement des anciens rapports de domination
entre les pays d’origine et le pays d’accueil ?
La stagiaire camerounaise qui a abandonné car elle a obtenu un travail
en CDI à temps plein qui ne lui permettait pas de continuer la formation
a également mentionné des problèmes de ce type avec le professeur
de mathématiques : « Nous, on fait l’effort de comprendre et eux
[les Français] ne font jamais cela. »
Par rapport aux ANF, les ANA semblent avoir une formation initiale
plus solide qui les amène à choisir les mathématiques qui « offrent des
possibilités de faire des études ultérieures », ainsi que l’a souligné le
stagiaire originaire du Sénégal. Ils s’inscrivent en histoire « pour
découvrir l’histoire du pays d’accueil pour mieux le comprendre », ontils
également exprimé dans les entretiens, même si l’un d’entre eux a
souligné sa différence de perception de certains faits historiques.
Deux représentations socio-historiques
• Les ANF : un don sans contre-don
Dans leur ensemble, les ANF ont souligné le caractère imposé de la
migration à leurs parents et par extension à leurs descendants en faisant
état de la souffrance qu’elle a occasionnée. À cela s’est ajouté l’enfermement,
« l’ethnicisation » dans des lieux aux confins des villes dans
des bidonvilles puis des HLM qui ne prennent pas en considération
leurs habitudes de vie.
ANF 5 : « Je n’aime pas les immeubles, on ne mérite pas ça. Tous les
Maghrébins, les Algériens en particulier. On a beaucoup donné, on
nous a beaucoup pompés, on nous pompe toujours. Je pense au pétrole,
à nos origines, à notre culture… On a été colonisés… Je suis révoltée. »
Cette stagiaire s’est exprimée avec une très forte émotion en marquant
de façon très forte, à la différence des autres ANF, plus allusifs
sur la question, « la dette de la France envers mes parents et mon pays
d’origine ». Elle s’était d’ailleurs distinguée elle-même des ANF
« typiques » par le fait qu’elle connaissait pour y avoir vécu son pays
d’origine, en disant : « Je sais d’où je viens donc je peux avancer même
si cela n’a pas été facile et rose. Ceux d’ici [ANF] sont endormis. Je
pense qu’ils sont fragiles parce qu’ils ne connaissent pas grand-chose
d’eux-mêmes. »
Cette même stagiaire parle en phrases hachées de la souffrance de son
père : « Je sais qu’il a une souffrance silencieuse : d’avoir été loin de
117
chez lui, d’avoir fait la guerre, d’avoir travaillé toute sa vie ici sans
aucune reconnaissance, de toucher une retraite misérable, de vivre en
HLM. »
On peut reconnaître dans ces propos les fondements de la théorie
maussienne du don et contre-don. ANF 5 présente le départ de sa
famille de son pays d’origine à cause de la présence coloniale puis son
labeur en France comme un don qui attend contre-partie. La chose donnée,
en l’occurrence le départ forcé, la vie humiliante loin de la culture
d’origine puis le travail qui contribue à la croissance économique du
pays d’accueil est une partie du donneur, et le contre-don est un fait
obligatoire. Le non-respect de cet esprit de remboursement de la dette
peut donner lieu à la révolte, ainsi que le déclare la jeune fille.
Une mémoire vive de l’histoire coloniale s’est manifestée chez cette
stagiaire en particulier. Qu’en est-il des ANA ?
• Les ANA : un rapport distancié à l’histoire coloniale
Les nouveaux ont partagé et connaissent l’histoire de leur pays d’origine.
Ils ont été nourris des projets (même avortés) politiques dans leurs
pays à leur indépendance et manifestent par rapport à l’histoire de
France une curiosité intellectuelle, même s’ils ont à son égard un regard
critique. Ils l’intègrent à un acquis déjà solide d’appartenance culturelle
et de confort linguistique. Tous signalent parler leur langue maternelle
préférentiellement à la maison et certains l’ont choisie comme matière
optionnelle (ANA 3). Ils disent être venus en France car ils estiment
pouvoir y réaliser leurs aspirations au niveau scolaire en particulier.
ANA 3 dit clairement réaliser un rêve en réussissant en France : « Au
Maroc, j’adorais la langue française… et j’ai réussi du premier coup
mon DAEU, mon rêve est exaucé de faire ce que j’aime : entrer à l’université
française. »
Ils font état d’une indépendance morale à la fois par rapport à l’histoire
de leur pays d’origine qu’ils ne mythifient pas et également par
rapport à celle du pays qu’ils intègrent. ANA 2 : « Les gouvernements
qui se sont succédé au Niger depuis l’indépendance sont nuls… En
France, les lois sont fortes. Même si il y a du racisme, les gens n’ont
pas le droit de l’exprimer. » Ils ont donc établi de la distance par rapport
à leur groupe d’appartenance et veulent adhérer aux codes législatifs
et sociaux qui fonctionnent en France.
Ces caractéristiques qui les distinguent des ANF assimilent les ANA à
la catégorie des « immigrants » telle que la définissent les Anglo-
118
Saxons : « Il semble qu’en anglais, au moins dans l’usage américain du
mot, l’“immigrant” soit celui qui a vocation à entrer dans la nation.
Que cela soit vrai ou non, telle n’est pas celle, présumée, de l’“immigré”
en France… », Véronique De Rudder (1995).
Conclusion
Bien que l’étude ait permis de confirmer jusqu’à un certain point que
« d’une certaine façon, on est à l’école en famille » (Rochex, 1995) en
faisant apparaître le lien étroit entre histoire sociale des groupes et rapport
au savoir scolaire des individus, elle demande à être élargie à des
publics plus larges et plus diversifiés que les stagiaires d’une formation
spécifique. De plus, il est manifeste qu’il est nécessaire d’envisager d’y
intégrer des variables plus fines concernant notamment les formes politiques
de domination. En effet – mais à ce stade de notre analyse, il ne
peut s’agir que d’une hypothèse –, la différence de système législatif,
juridique, économique, entre colonie et protectorat ne peut manquer
d’avoir des incidences sur les processus identificatoires des groupes et
des individus ayant connu directement ou par le fait de transmission
entre générations l’une ou l’autre de ces formes, et, partant, sur les
modalités d’ancrage en situation de migration.
À titre d’exemple, J. Ogbu pose en préalable à ce type d’études sur
les minorités culturelles la nécessité de différencier entre elles en fonction
des identités collectives et sociales qu’elles véhiculent. C’est ainsi
que, aux États-Unis, il distingue entre « minorités involontaires » et
« minorités immigrantes » : « par opposition aux minorités immigrantes,
ces minorités involontaires ont été initialement déplacées par
l’esclavage, les conquêtes, ou la colonisation. Par la suite, elles ont été
reléguées à des emplois domestiques et une véritable intégration dans
la société dominante leur a été refusée » (1992). Nous avons reconnu
ces deux dimensions conceptuelles chez les stagiaires du DAEU.
Halima BELHANDOUZ
NOTES
(1) Belhandouz (H.) (1981), thèse de troisième cycle sur « L’enseignement colonial :
analyse de la compétence proposée par deux manuels de la période coloniale en Algérie
(1945-1962) et vue à travers l’étude de la morphosyntaxe ».
119
(2) Cette formation est d’ailleurs souvent encore connue sous l’ancienne appellation
ESEU (examen spécial d’entrée à l’université).
(3) In Stratégies identitaires, sous la direction de Camilleri (C.) (1997).
(4) Hommes et Migrations, n° 1207, mai-juin 1997.
(5) In Stratégies identitaires, sous la direction de Camilleri (C.) (1997).
(6) MEN : ministère de l’Éducation nationale.
DEP : Direction de l’évaluation et de la prospective.
INED : Institut national de l’évaluation et du développement.
(7) Le premier contact en vue d’établir les entretiens a été difficile du fait de l’instabilité
des adresses et des numéros de téléphone (le plus souvent de portables), révélatrice
peut-être de la fragilité sociale.
(8) Ces taux correspondent aux statistiques du ministère de l’Éducation nationale
concernant « les étudiants étrangers à l’université » (22 mai 2001) dans lesquelles est
reconnaissable la même configuration de pays d’origine des étudiants et des stagiaires
du DAEU. Les proportions d’étudiants et de stagiaires sont également identiques.
(9) Belhandouz-Carpentier, 2000.
(10) L’appellation est peu significative et à la limite tendancieuse, car elle « historicise
» l’appartenance à la nation selon des paramètres qui demandent à être analysés.
(11) In Stratégies identitaires, sous la direction de Camilleri (C.) (1997).
(12) Il existe une véritable cartographie des regroupements en fonction des systèmes
d’appartenance sociale dans les pays d’origine.
(13) Sayyad (A.) (1995), Un Nanterre, terre de bidonvilles, Éditions Autrement.
(14) In Stratégies identitaires, sous la direction de Camilleri (C.) (1997).
(15) LEA : langues étrangères appliquées.
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égalité des chances et discriminat
Morad
http://everyoneweb.fr/ettorchi
Espoir et action malgré les obstacles
14-11-2009 à 18:33:34
Salut,
ces cours de littérature peuvent intéresser des étudiants qui cherchent à s'enrichir culturellement.